Paroles d’expert illustrant parfaitement la maxime de Flaubert qui disait : « Le mot ne manque jamais quand on possède l’idée ». Ces paroles sont celles du Commandant Ezzeddine Kacem, Expert maritime international, Vice-Président de la Fédération internationale des Experts Maritimes, arbitre international à la Chambre Arbitrale Maritime de Paris et Membre du Conseil scientifique du Centre de conciliation et d’Arbitrage de Tunis : « Que la Tunisie s’efforce, prioritairement, dans les quelques années qui viennent à passer d’une Economie bleue circonscrite par le sous-développement à une Economie bleue créatrice de richesses, d’emplois et génératrice de croissance et de prospérité.
La Revue de l’Entreprise :
Comment le Commandant Ezzeddine Kacem perçoit-il le Port de Sousse ?
Cdt. Ezzeddine Kacem :
Le Port de Sousse a plus de 130 ans d’existence puisqu’il fut créé en 1885. Il a été restauré pour la 1ère et 2ème fois respectivement en 1925 et 1996. Des travaux de réhabilitation se sont imposés en 2014 et 2015.
A l’origine, cette infrastructure de base est un Port polyvalent de cargaisons diverses : importation de bois et d’acier et exportation d’huile d’olive à partir des citernes sous-terraines sous les postes à quai 2 et 3 de la rive Nord. Il comprend 7 postes à quai sur les rives Nord et Sud ; et on peut affirmer qu’il n’est pas structuré pour le débarquement des conteneurs parce que ce type d’activité ainsi que les Zones d’Activité Logistiques nécessitent un autre mode de gestion. C’est d’ailleurs le problème auquel sont confrontés tous les Ports tunisiens. Ces derniers étaient édifiés loin des villes ; avec le développement démographique et l’expansion urbanistique, au fil des ans, ils se trouvent aujourd’hui enclavés. Rappelons-nous que le commerce extérieur tunisien passe à 98% par voie maritime.
Si nous n’arrivons pas à mettre à niveau nos ports nous serons non seulement accablés ; mais aussi à la traîne par rapport à nos compétiteurs ceux de la rive Sud de la Méditerranée et même par rapport aux pays de la Côte Ouest de l’Afrique.
On s’efforce parfois à montrer qu’en cas d’absence de solutions rapides et durables faisant du Port en eau profonde d’Enfidha une réalité, il serait nécessaire de restructurer et de désenclaver nos ports disponibles dont celui de Sousse.
Face au problème de congestion dont souffre durablement le Port de Radès, l’OMMP a voulu le soulager en transférant une partie du trafic conteneurisé vers les Ports de Sfax et de Sousse et, à niveau moindre, vers le Port de Bizerte. C’était le provisoire qui durait. Conséquence : le Port de Sousse est devenu aussi congestionné que celui de Radès pour deux raisons: l’inadaptation du Port de Sousse au trafic conteneurisé et l’absence d’activités logistiques pour bien gérer les conteneurs. Ces derniers sont placés à cinq niveaux, l’un sur l’autre. Avoir plusieurs dizaines de tonnes sur une dizaine de m2 provoque, inéluctablement, la détérioration des terre-pleins. Cela représente un coût redondant à chaque fois que cet espace portuaire se détériore.
La Revue de l’Entreprise :
Dans le trafic maritime, la part de la conteneurisation ne cesse d’augmenter. Le Port de Sousse est-il habilité à recevoir des porte-conteneurs ?
Cdt. Ezzeddine Kacem :
Nous devons savoir que le port de Sousse est vaseux. A cet envasement s’ajoute le déferlement de déchets sur le rivage lors de l’embarquement et du débarquement des cargaisons en vrac. Le tirant d’eau diminue ne dépassant pas les 8m.
A moins de 10m, un porte-conteneurs de cinq cents ou mille conteneurs n’aura pas la possibilité d’accoster. D’où la nécessité de draguer les quais de la rive Sud pour recevoir des navires de grand et moyen tonnage, réaliser le projet d’extension jusqu’à la zone industrielle Sidi Abdelhamid et profiter d’une ZAL capable d’abriter de 5000 à 6000 conteneurs.
Des travaux s’opèrent dans une optique de redéploiement : l’aménagement de la route express vers la rive Sud, l’aménagement des terre-pleins de cette dernière et le renforcement du quai N°7 de cette rive.
Cependant, il est regrettable de constater que les deux quais salines sont encore occupés depuis quatre ans par deux navires turcs saisis par les autorités portuaires. Le sel produit par les salines de Sahline, à quelques kilomètres du port, est donc exporté à travers le port de Sfax: le prix d’une solution de facilité qui dure dans un climat d’irresponsabilité.
La Revue de l’Entreprise :
Que pensez-vous de la reconversion de la rive Nord en une gare maritime pour les croisiéristes ?
Cdt. Ezzeddine Kacem :
C’est un grand projet qui va épauler le port de la Goulette, une opportunité formidable pour la ville de Sousse et plus particulièrement les commerçants de la Médina et les sites archéologiques et historiques de Kairouan, Mahdia, El Jem.
Elles ont tout pour devenir les villes phares du tourisme de croisiéristes sur la rive Sud de la Méditerranée.
La Revue de l’Entreprise :
Un port est jugé en fonction de ses services. Que pensez-vous des services portuaires ici au port de Sousse?
Cdt. Ezzeddine Kacem :
En règle générale, dès qu’un port tombe dans la congestion, ses services seront condamnés.
Pour décongestionner un port, il faut prendre les mesures nécessaires pour qu’il ne soit plus un port de stationnement, à l’instar de nos ports aujourd’hui. Ces derniers ne sont plus des ports d’acheminement en l’absence non seulement de la rapidité et de la fluidité des opérations de manutention portuaire ; mais aussi à cause de cette défaillance flagrante qu’est l’inexistence d’un Système « Supply Chain Management ». Si l’on ne dispose pas de Zones d’Activités Logistiques, on ne pourra plus parler de gestion des flux ni de développement des performances portuaires.
Le prix dérisoire du stationnement d’un conteneur: 2 dinars à l’état vide et 4 dinars étant chargé, incite les importateurs à garder leurs conteneurs au port. Il faut donc revoir à la hausse cette tarification d’une part, et passer à la modernisation du Système de Manutention en appliquant le « Terminal Operation System », TOS, et le « Smart Gate » pour le repérage des conteneurs et leur gestion robotisée. C’est grâce à ces Systèmes que le chargement ou déchargement d’un navire dans les ports asiatiques dure 24 heures. Cette opération dure 5 jours en moyenne dans les ports méditerranéens, 8 jours à Tanger Med et de 20 jours à 4 mois dans les ports tunisiens.
Les conséquences sont néfastes : des navires en rade ; et, en corrélation, des pénalités nous sont affligées.
La Revue de l’Entreprise :
Peut-on affirmer que la Formation initiale et professionnelle est un formidable levier de la compétitivité et de la performance des métiers de la mer ?
Cdt. Ezzeddine Kacem :
Au-delà d’un levier, nous ne pouvons pas imaginer l’émergence même de ces métiers sans la Formation. Nous devons donc revenir avec force à la Formation dans les métiers de la mer. Il est de notre devoir de dispenser une Formation de qualité aux navigants, aux dockers, aux conducteurs de grues de manutention, aux juristes en droit maritime…
Il faut donc poursuivre les actions d’harmonisation de la Formation des gens de mer avec les exigences des conventions internationales en la matière, accroître la capacité de Formation et diversifier les filières pour répondre aux besoins du marché national et éventuellement régional et international…
Il serait également utile d’encourager les armateurs tunisiens à soutenir les efforts de l’Académie navale par la contribution à l’acquisition des équipements pédagogiques nécessaires comme les simulateurs, réaliser une Etude portant sur la création d’une Académie de Transport maritime qui regroupera les Formations dans les diverses disciplines du Transport maritime, en coordination avec les Etablissements publics et privés et de créer un Comité qui sera chargé de la veille technique dans le domaine de la formation maritime.
Sans la Formation, le Travail bien fait et la Discipline il serait impossible d’insérer nos activités maritimes dans les chaînes de valeur mondiales.
La Revue de l’Entreprise :
Faut-il, selon vous, faire renaître notre Flotte nationale
Cdt. Ezzeddine Kacem :
Dans les années 70, les années glorieuses, et 80, la Tunisie possédait une flotte composée de 42 navires de transport de marchandises. C’était une fierté. Aujourd’hui, malheureusement, nous exagérons si nous parlons d’une Flotte de commerce maritime tunisienne. Nous avons tout simplement deux armements : la CTN qui gère 6 navires dont 2 car-ferries (Carthage et Tanit) et 3 Ro-Ro (Ulysse, Salambo et Amilcar) en propriété et un Ro-Ro affrété à temps ; et la compagnie privée Métal Ship qui gère un navire-purpose.
Rappelons-nous que la Tunisie avec sa position au carrefour de la Méditerranée, et ses 1348km de côtes, fut depuis l’antiquité, un pays à vocation maritime ; la cité phénicienne et punique de Carthage, englobant deux ports combinés, le port de commerce et l’arsenal naval, fut désignée « d’Empire de la mer », compte tenu de la prééminence de son commerce maritime.
Si l’on veut faire renaître ce passé glorieux, il faudra obligatoirement faire participer les privés et aller directement vers la privatisation de tous les métiers de l’économie bleue, en initiant des interconnexions entre les entreprises tunisiennes et étrangères du domaine, des entreprises reconnues par leur crédibilité et leur efficience. Ces joint-ventures auront pour objectif de développer ensemble la Flotte maritime tunisienne en adéquation avec les besoins et les priorités de notre commerce extérieur.
En bout de chaîne, le financement des investissements dans ces domaines doit être facilité et les procédures juridiques concernant l’enregistrement des navires, révisées.
Ainsi, faut-il négocier avec tous les partenaires maritimes l’incorporation du pavillon tunisien sous le régime d’un pavillon de libre immatriculation. 63% de la flotte mondiale de la Marine marchande navigue sous ce régime en 2013. Il faudra également établir une coordination entre opérateurs du Transport maritime tunisiens et chargeurs de notre pays afin d’augmenter la participation de la flotte nationale au Transport maritime dont dépend notre commerce extérieur.
Il serait aussi nécessaire d’envisager la création d’une Chambre nationale d’Affrètement des navires au profit des sociétés importatrices et exportatrices et plus particulièrement les entreprises publiques comme l’Office des Céréales, l’OCT, le GCT, et l’ONH.
Toutes ces mesures incarnent une valeur sûre : « le dévouement à la patrie, la première des vertus, comme disait Napoléon 1er.