Le monde d’hier. A nouveau !

L’écrivain autrichien Stefan Zweig est probablement l’un des plus grands intellectuels du début du 20e siècle. Il a écrit des essais littéraires sur les plus grands poètes, les plus grands romanciers et quelques essais politiques. Il a été aussi un grand romancier et on lui doit quelques chefs-d’œuvre de la littérature germanique dont « la confusion sentiments », « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » et pour moi probablement le plus émouvant « Le joueur d’échec ».
Mais, plus qu’un grand intellectuel et qu’un romancier de talent, Stefan Zweig a été le témoin visionnaire d’une période cruciale de l’histoire de l’Europe. Il a pu assister à la grande effervescence intellectuelle et politique de l’Europe et de Vienne du début du 20e siècle. Il a ainsi pu fréquenter les grands intellectuels qui animaient la scène artistique, intellectuelle et politique de l’époque comme Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Richard Strauss et bien d’autres. Mais, il a été aussi l’observateur impuissant de la chute de ce monde d’ouverture, de raffinement, d’intelligence et de la montée de la bête immonde du fascisme. La faillite de ce monde démocratique et l’arrivée de Hitler au pouvoir ont conduit Stefan Zweig à quitter Vienne pour Londres en 1934 pour se réfugier plus tard au Brésil loin du bruit des armes et du fracas des bombes de la seconde guerre mondiale qui va mener l’Europe vers l’abîme.
Mais, Stefan Zweig ne supportera ni l’éloignement de l’Europe ni le fait qu’elle sombre dans le néant et décidera de mettre fin à ses jours le 22 février 1934 à Petrópolis au Brésil. De cette expérience historique de la chute de la démocratie en Europe et de son avancée imperturbable vers l’abîme et de sa détresse personnelle et de cette mélancolie et de la nostalgie désespérée de ce monde d’antan, Zweig tirera ce qui sera son plus important essai de mon point de vue « Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen ». Cet essai publié en 1944 après sa mort témoigne avec déchirement de l’éclipse du monde libéral et démocratique que l’Europe a patiemment mis en place après les révolutions et les Lumières de la fin du 18e siècle.
Cet essai restera une référence dans la réflexion politique et poétique sur la chute des régimes démocratiques. Et, c’est à «Le monde d’hier » qu’on pense aujourd’hui lorsqu’on examine les évolutions que notre monde a connues au cours de cette année qui se termine. Ce sont les tentations autoritaires qui prennent le pas sur les valeurs démocratiques. Désormais, l’air du temps n’est plus à l’ouverture et à la pluralité et ce sont les valeurs de l’exclusion, de la fermeture qui prennent le pas dans le nouvel univers politique faisant penser aux aventures les plus atroces que l’Europe et le monde ont connu dans les années 1930 et qui seront à l’origine d’un des plus grands drames de l’humain dans toute son histoire. La montée du fascisme en Europe, la victoire du nazisme, la seconde guerre mondiale et l’expérience maudite des camps ont conduit l’humanité au bord de l’abîme et ont posé de grandes interrogations sur la futilité et les dangers de l’expérience de la modernité et de la sortie du monde religieux.
Il faut dire que les similitudes entre les deux moments historiques sont des plus importants. Aujourd’hui comme dans les années 1930, le monde a connu une grande crise économique et sociale sans précédent dont on a du mal à échapper aux effets et aux conséquences. La croissance économique reste atone, la marginalisation économique et sociale est encore marquée. Des situations qui se traduisent par la fermeture de l’horizon et la montée du désespoir auprès des classes sociales populaires et des collectifs ouvriers d’antan.
Ce désespoir va se renforcer avec la crise de la globalisation qui s’est présentée dès la fin des années 1980 comme une alternative à la crise du modèle fordiste et du projet de l’Etat-providence. La détresse du monde ouvrier se renforcera avec la désolation des activités intensives en travail dans les pays en développement et en même le régne de l’économie casino et d’une finance débridée qui échappe à tout contrôle et qui sera au centre d’une instabilité structurelle de notre monde.
La marginalisation sociale et la détresse seront renforcées par la montée des inégalités sociales. Les nouvelles technologies et les marchés financiers contribueront au creusement de ces inégalités et laisseront le monde fordiste et les collectifs hérités du monde d’hier à la désolation et au désespoir. Cette dévastation sociale sera à l’origine de la montée d’une colère et d’une rage de la part de larges secteurs sociaux de plus en exclus du monde de l’hypermodernité.
Ces tendances fortes seront à l’origine de la montée d’une crise de confiance vis-à-vis des élites politiques traditionnelles et des valeurs démocratiques qu’elles ont portées depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cette crise de confiance sera encore plus marquée par la montée des dangers sécuritaires et des attaques terroristes et l’incapacité des gouvernements pour y faire face.
Des développements qui nous rappellent bien le monde des années 1930 tel que décrit par Stefan Zweig dans « Le monde d’hier » où la désolation sociale, le désespoir, le sentiment d’insécurité et la faillite des grands récits d’émancipation remettent en cause l’idéal et le système démocratique dans ses fondements de rationalité, d’autonomie du sujet, de pluralisme et de liberté. Ce sont d’autres valeurs qui prennent le pas et un autre univers intellectuel rejetant la pluralité et valorisant l’unité et l’homogénéité, l’exclusion et la fermeture. Cette rage et la colère sociale qui en découlent ne se limitent pas à la remise en cause de l’univers démocratique mais se traduisent aussi par la faillite des élites démocratiques et modernes et l’avènement d’apprentis sorciers du populisme et de la haine quotidienne.
Les dernières élections en Europe avec la victoire du Brexit et la défaite du referendum en Italie comme celles qui se préparent en France et ailleurs, et le résultat des élections américaines sont une répétition générale de l’éclipse et de la faillite du « Monde d’hier » tel que décrit par Stefan Zweig. A nous de faire le nécessaire pour éviter le suicide du monde d’hier en le réinventant dans une nouvelle utopie démocratique, solidaire et sociale.

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